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Pourquoi la mort est une garce au visage inconnu

Sujet de discussion : Pourquoi la mort est une garce au visage inconnu
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 21 avril 2014 à 22:53
    « Je pense évidemment à la mort », avait-il déclaré. « Mais peu, aussi peu que possible. Pour en avoir moins peur, j'ai appris à vivre avec une idée très simple, très peu philosophique : brusquement tout s'arrête et c'est le noir absolu. La mémoire est abolie. Ce qui me soulage et m'attriste, car il s'agira là de la ргеmіèге ехрéгіепсе que je ne pourrai pas raconter. » (extrait d'un entretien avec Gabo)

    C’est ainsi que Gabriel García Márquez, décédé la semaine dernière, trouvait un grand défaut à la mort : la mémoire étant abolie avec l’être et avec le langage, la mort est une expérience que nul ne peut raconter.

    Et c'est une objection forte contre Madame La Mort, et je m’en vais de ce pas saisir les Tribunaux Suprêmes, dont je crains néanmoins qu’elle ne leur fasse rendre gorge avant qu’ils ne rendent leur sentence.

    Que pensez-vous de cette réflexion d'écrivain ?
  • toine29 Membre pionnier
    toine29
    • 21 avril 2014 à 23:35
    Bonsoir Climax,

    J'ai en tête un texte d'Epicure que j'ai eu l'occasion de préparer pour mon épreuve de Grec Ancien au bac qui disait que la mort n'est rien puisque quand elle est là nous somme plus...
    C'est peut-être bête mais j'ai adopté cette philosophie, rien ne sert d'avoir peur d'elle...

    " Accoutume-toi sur ce point à penser que pour nous la mort n'est rien, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est privation de nos sensations...
    Dès lors la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien, autorise à jоuіг du caractère mortel de la vie: non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l'amputant du désir d'immortalité.
    Il s'ensuit qu'il n'y a rien d'effrayant dans le fait de vivre, pour qui est radicalement conscient qu'il n'existe rien d'effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. "
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 22 avril 2014 à 00:34
    Bonsoir Toine29,

    En réfléchissant à ces mots, je me suis dit, tout comme toi, que seul pouvait faire cette réflexion un homme fondamentalement matérialiste (notez bien "matérialiste", et notez que le matérialisme, notamment celui d’Épicure, n'exclut pas des divinités), un homme attachés aux sensations, à leur valeur, à l'être ici et maintenant (grâce à quoi, muni d'une riche expérience, il a pu modeler des histoires qui nous сhагmеnt).

    Et certes, le remède d’Épicure est toujours d'actualité : quand nous vivons, la mort n'y est pas ; quand la maladie nous atteint, le souvenir peut nous soutenir (Épicure s'aidait de ses vives perceptions de l'amitié, qui lui avaient constitué une mémoire représentant ses ami(e)s devant lui et en lui) ; quand nous sommes morts, nous n'y sommes plus.

    Épicure, oui, mais comme Gabriel García Márquez ajoute à cela ! Quel malheur de ne plus pouvoir écrire, car le propre de l'expérience de la mort est que tout s'éteint, et nous,et notre mémoire ; je sens l'écrivain, mais aussi celui qui fut journaliste, frustré d'un reportage.


    Je te remercie, Toine29.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 22 avril 2014 à 01:11
    Encore moi,

    Si Épicure ne nie pas la possibilité de dieux, il leur attribue un corps infiniment subtil fait d'atomes imperceptibles pour une existence entre les mondes, une existence impassible, indifférente au salut des humains et à leur éventuel devenir post-mortem (que nie l'épicurisme).



    -------------------------------------------------------------------------


    Une petite notice bibliographique !!!

    La meilleure introduction à Épicure en français est celle de Jean Salem.

    9782091872995FS.gif

    Et la meilleure édition commentée des maximes d'Épicure (maximes conservées par la Bibliothèque du Vatican, si, si, si !!!) et des deux lettres que nous a transmises Diogène Laërce (l'auteur de " Vie, doctrines et sentences des Philosophes Illustres") est celle procurée par Marcel Conche.


    9782130579397FS.gif
  • yggdrasil Membre élite
    yggdrasil
    • 22 avril 2014 à 08:17
    La réflexion est intéressante de la part d'un écrivain de ce niveau intellectuel. Par la pensée et l'écriture, il aura passé sa vie à essayer de se survivre à lui-même, pour se rendre compte des limites de sa démarche. La mort en elle-même ne se raconte pas.

    On peut raconter comment on meurt, chercher à comprendre pourquoi - c'est la cause - et comment on souffre, pleure, se réjouit ou s'indiffère d'une mort particulière - c'est la conséquence. Réaliser l'impossibilité de se raconter dans la mort est une pensée formidable et terrible pour un écrivain. Bien sûr, ne pas pouvoir raconter la mort n'est pas une conception de la mort, mais une nouvelle conséquence de celle-ci. Pourtant c'est le moment où il approche le mieux ce qu'est cette fin, même s'il n'a sans doute jamais douté de sa propre finitude.

    La mort comme absence de tout, y compris de soi-même, ne repose pas sur une démonstration convaincante à mes yeux, mais c'est ce en quoi on peut choisir de croire. C'est une échéance absolue ; elle est rassurante dans la mesure où elle justifie admirablement une impuissance à se raconter et à continuer à exprimer sa pensée.

    Épicure propose un raisonnement séduisant, qui m'a aidé dans ma démarche par rapport à la mort. Je pense cependant que l'on se fait des illusions en essayant de concevoir cette fin, y compris comme une fin absolue. Dans la lignée d'une pensée nietzschéenne (ou assimilée), je dirais que la mort s'attache à la part ргоfопԁémепt insaisissable du monde ; mais nous n'avons de cesse que d'essayer d'en saisir la rationalité fantoche. Cette dialectique du dionysiaque et de l'apollinien est cause de bien des tracas.

    Au total, je retiens cet aphorisme de Nietzsche, dans L'Aurore. Il s'intéresse à la quête spirituelle des hommes, mais n'est pas indifférent à la question de la mort : on "ressent рlаіsіг et volupté dans la chasse et les intrigues de la connaissance jusqu’à ce qu’il ne [...] reste plus rien à chasser que l’élément absolument douloureux de la connaissance, semblable au buveur qui boit à la fin de l’absinthe et de l’eau-forte. Ainsi en ultime ressort en appelle-t-[on] à l’enfer – c’est la dernière connaissance qui [...] séduise".
  • konsierge Membre confirmé
    konsierge
    • 22 avril 2014 à 19:41
    Salut Climax

    Mystère de la Mort

    0 vous qui reposez sous les fleurs, côte à côte,
    Vous, à qui chaque jour amène un nouvel hôte,
    0 morts, silencieux savants!
    N'entrouvrirez-vous donc jamais vos lèvres blêmes
    Pour nous jeter un mot des éternels problèmes
    Que le tombeau pose aux vivants ?

    Depuis que l'homme a pu bégayer sa pensée,
    Cette question sombre à ses yeux s'est dressée :
    Quelle est ma fin, mon avenir?
    Suis-je le passager qui, sans laisser de trace,
    S'agite quelques jours, aime, souffre et s'efface
    Pour ne plus jamais, revenir ?

    Ne suis-je qu'un amas d'inertes moléсules,
    Composé fortuit d'atomes, de cellules
    Que le hasard soude un moment?
    L'histoire du brin d'herbe est-elle mon histoire?
    Quel est mon rôle au sеіп du grand laboratoire :
    Suis-je la forme ou l'élément ?

    Suis-je la goutte d'eau qui sans changer sa course
    va du fleuve à la mer, du nuage à la source
    Et reste goutte d'eau partout?
    Tout ce qui vibre en moi, l'amour, l'intelligence,
    Devra-t-il à la fin de ma frêle existence
    S'anéantir dans le grand Tout ?

    Ou bien ces cours instants, que j'appelle la vie,
    Ne sont-ils qu'un anneau d'une chaîne infinie
    Ayant pour moteur une loi.
    Qui me force à marcher, à graviter sans cesse
    Vers cet amour parfait, cette toute-sagesse
    Dont je sens l'idéal en moi?

    Hélas! On a tout dit. Toutes les hypothèses,
    Ont eu des partisans qui prêchent leurs genèses
    Convaincus jusqu'à la fureur.
    Qui s'en vont affirmant ce que d'autres démentent.
    Puis, viennent les docteurs qui pèsent, qui commentent,
    Greffant le doute sur l'erreur !

    Ce que Platon professe, Epicure le nie ;
    Pascal, Descartes, Kant ont porté le génie
    Aux confins de la vérité,
    Sans avoir pu combler à l'aide d'un système
    Cet abîme insondé que creuse ce dilemme :
    Le néant ou l'éternité.

    Et nous allons ainsi, perdus, cherchant l'étoile,
    Jusqu'au jour où la mort nous couvrant de son voile
    Nous emporte dans son sommeil.
    Et nous ne savons pas si la vie est un rêve
    Qu'on commence ici-bas et qu'ailleurs on achève,
    Ou s'il n'a jamais de réveil.

    O vous qui reposez sous les fleurs, côte à côte,
    Vous, à qui chaque jour amène un nouvel hôte,
    O morts, silencieux savants !
    N'entrouvrirez-vous donc jamais vos lèvres blêmes
    Pour nous jeter un mot des éternels problèmes
    Que le tombeau pose aux vivants?
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 22 avril 2014 à 20:51
    Eh non, Konsierge (et d'abord, bonsoir de ma part et merci de d'atteler à ce sujet rien moins que souriant), les morts ne nous seront d'aucun secours.

    La mémoire les a déserté, l'être ils l'ont perdu, ils ne sont plus que restes et puis les traces laissés en nous ; le dialogue que nous pouvons avoir avec eux ne sera soutenu que par nous, dédoublés en duos, et les réponses et les questions philosophiques ne sont pas de leur ressort.

    Elles sont du ressort de ce que souligne Yggdrasil, la quête après les belles avenues de la connaissance, la quête vers les amertumes, celle qui ne nous rassurera jamais.

    Oui, la fin absolue de la vie avec la mort n'est pas démontrable, pas plus que n'est démontrable la survivance d'une âme post-mortem et après la mort de ce tout psycho-somatique qu'est notre corps sensible.

    Cependant, comme toi, Yggdrasil (bonsoir !!!), j'adopte la position épicurienne de la dissolution personnelle avec la mort ; j'adopte l'image métaphorique des atomes un moment - le temps de ma vie - réunis qui se dispersent comme des poussières que l'on entrevoit dans un rayon de soleil.

    Ce choix philosophique est celui de la finitude, de la temporalité terrestre, de l'absence d'un au-delà nous dictant des normes morales ; c'est aussi le choix du sепsuаlisme. Nos sens ne sont pas trompeurs, ils ne sont pas pécheurs et ne sont pas condamnables, ils nous informent justement (sauf distorsions corrigibles) de notre réalité propre et de notre environnement.

    Et si je pose une "fin absolue", je t'accorde bien volontiers, Yggdrasil, que c'est là une part très rationnelle de moi qui décide pour mon confort, c'est un raccourci de la pensée qui ne veut pas affronter la douleur du savoir impossible, l'impossibilité du savoir certain, et surtout cette obscurité que nous est la mort.

    G.G.M. en regrettant les limites de sa mémoire, et la défaillance consécutive du langage, pour regretter de ne jamais pouvoir raconter cette expérience, donne un relief à ce qui vient nourrir notre existence : les sensations, les représentations, les sentiments, notre être sensible vivant avec d'autres être sensibles.

    Oui, seul un écrivain pouvait songer à regretter ce manque du langage qui n'atteindra jamais l'expérience de la mort, seulement ses alentours, causes, déroulement, conséquences (nous n'y sommes plus) ; c'est une pensée qui donne à penser...

    Moi, elle m'étonne, je ne l’aurais jamais pensée.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 22 avril 2014 à 21:49
    Comment résumer ce qui m'impressionne dans le propos de G.G.M. :

    - la valeur accordée à la vie sensible liée au langage ;

    - une expérience-limite s'impose et fait se dissiper la possibilité du langage ;

    - ce que G.G.M. regrette n'est pas tant la mort que de ne pas pouvoir la raconter.

    Pas d'attitude geignarde, craintive, pétrifiée devant la mort ; non plus le regret de ce qui est perdu, la vie ; mais le regret de ne pas pouvoir conter une expérience.
  • konsierge Membre confirmé
    konsierge
    • 22 avril 2014 à 22:11
    Je comprends très bien la réflexion de G.G.M sur la mort, mais sa mémoire vivra toujours par ces écrits, car l'homme sur terre est le seul être vivant de notre planète à savoir ecrire et à savoir qu'on va mourir. Après la mort je ne crois qu'il y ait grand chose a raconter, en plus il vivait au Mexique ou se déroule la Grande Fête des Morts qui chaque année devait lui faire ce rappel.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 22 avril 2014 à 23:31
    Je comprends très bien la réflexion de G.G.M sur la mort, mais sa mémoire vivra toujours par ces écrits, car l'homme sur terre est le seul être vivant de notre planète à savoir ecrire et à savoir qu'on va mourir. Après la mort je ne crois qu'il y ait grand chose a raconter, en plus il vivait au Mexique ou se déroule la Grande Fête des Morts qui chaque année devait lui faire ce rappel.

    Konsierge, comme toi j'admire G.G.M. ; j'avoue n'avoir pu lire "Cent ans de solitude" qu'en traduction portugaise, il y a quatre ans, car la traduction française ne m'introduisait pas au réalisme magique de cet auteur ; j'avoue qu'il me reste beaucoup à lire, et ainsi je ne puis que confirmer que "sa mémoire [attention pas celle que lui a du monde, mais celle que nous aurons de lui grâce à ses écrits] vivra toujours".

    Ce qui me touche dans sa réflexion est le dépit, comme les bras qui lui tombent que l'expérience de la mort ne puisse être écrite ; terrible limite pour un écrivain !!!

    Mais qu'après la vie, la mort nous retirant sens, langage, mémoire (souvenir асtіf), nous ne puissions rien dire de cette mort, voilà le grand regret de G.G.M. : le regret de la fin de l'être sensible et parlant

    Et du fait que nul ne puisse rien en dire, puisque chacun disparaît, ne soigne pas la déception de l'impossibilité du langage à propos de la mort.

    Laissons G.G.M. inconsolable d'avoir manqué le reportage par excellence.

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